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Page

Réfer. : 1952 .
Auteur : Ryeul, Jean.
Titre : La légende de Raymond Lulle.
S/titre : Le docteur illuminé.

Editeur : Les Editions des Champs-Elysées. Paris.
Date éd. : 1965 .
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LA LEGENDE DE RAYMOND LULLE Le Docteur illuminé






Note :

Contrairement aux autres ouvrages, celui-ci ne comporte que des extraits. Le lecteur voudra bien nous en excuser.

Le Traducteur.

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TABLE DES MATIERES -------
PAGES -- FRONTISPICE : Portrait de Raymond Lulle.
BIOGRAPHIE DE L'AUTEUR, par Georges Vertut ...... 7 PREFACE, par G.-B. de Surany .................... 9
CHAPITRE I. - AIMER. Ambrosia ................................... 17 Le laboratoire - L'orgueil ................. 35 Le laboratoire - Le phénix renaît .......... 45 L'élixir de vie ............................ 57
CHAPITRE II. - PRIER.
Montsalvat - La montée ..................... 67 Montsalvat - La mission .................... 73 Solitude - La randa ........................ 79 Solitude - Palma ........................... 87 Le docteur illuminé - Vision ............... 97 Le docteur illuminé - La foi ............... 105
CHAPITRE III. - AGIR.
Le pèlerin du monde - L'apôtre ............. 109 Le pèlerin du monde - Au pied d'Assise ..... 115 La montée vers Assise ...................... 121 A la clarté des fresques ................... 131 Le pèlerin du monde - Dernière alchimie .... 141 Le pèlerin du monde - Au pied de la nef .... 147 Le pèlerin du monde - La mer murmure ....... 153 Le pèlerin du monde - Le sphinx ............ 159 Le pèlerin du monde - Passe Ahasvérus ...... 163 Le pèlerin du monde - Dernière victoire .... 167 Le pèlerin du monde - La rose-croix ........ 175 La renaissance - L'accomplissement ......... 185
CHAPITRE IV. -- ET S'ENDORMIR EN DIEU
La délivrance .............................. 195 Le ravissement ............................. 203

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pict

RAMON LULL né en 1232 (ou 1235) prés de Palma de Majorque, de parents nobles ; mort en 1315. A 14 ans, page du roi d'Aragon ; dix ans plus tard, sénéchal de l'Infant, roi de Majorque. Courtisan, poète, romancier, philosophe mystique et hermétique, du Tiers Ordre de Saint-François, missionnaire et martyr. « LE DERNIER DES GRANDS CHIMISTES DU XIIIe SIECLE » (Delécluze). Béatifié en 1419.
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COLLECTION « ALCHIMIE ET ALCHIMISTES » No IX Publiée sous la direction de Jean LAVRITCH ---------------------------------------------------------



L A L E G E N D E DE R A Y M O N D LU L L E LE DOCTEUR ILLUMINE PAR JEAN RYEUL




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LES EDITIONS DES CHAMPS-ELYSEES « OMNIUM LITTERAIRE » - PARIS 72, AVENUE DES CHAMPS-ELYSEES, VIIIe ---------------------------------------------------------

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DEDIE AUX CHERCHEURS D'OR INVISIBLE PER ROSAM AD CRUCEM PER CRUCEM AD ROSAM



Il a été tiré du présent ouvrage soixante exemplaires sur vélin pur fil Lafuma, filigranés et numérotés de I à LX, et
quelques exemplaires hors commerce marqués H.C.





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(C) By « Omnium Littéraire ». - Paris 1965. Tous droits de reproduction, de traduction, d'adaptation quelconque,
pour le cinéma, le théâtre, la télévision, la téléaudition, les machines
parlantes, etc., réservés pour tous pays, y compris l'U.R.S.S.

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BIOGRAPHIE DE L'AUTEUR par GEORGES VERTUT

J EAN RYEUL (Maurice J. Voirand, 1884-1961) est né à
Senlis à l'Hôtel des Trois-Pôts, à l'ombre de la célèbre cathédrale dont il adopta le patronyme du Saint comme nom de baptême mystique.
Il commença ses humanités au lycée de Nancy et les poursuivit à Paris, à Henri IV, pour y conquérir ses grades universitaires.
Ryeul laisse une oeuvre abondante : poèmes, féeries, odes circonstanciées, critiques, son théâtre élisabéthain, des pièces
romanesques certes aussi, et des comédies pour un théâtre
de marionnettes.
Les rayons de sa remarquable bibliothèque confirment la qualité des apports constants qu'il fit et qui ont activé la
vigueur de la poursuite enthousiaste de la Vérité, son dynamisme,
amplifié par la quête patiente du chercheur d'Or invisible,
dans l'omniscience et l'universalité de sa foi qui affirmaient
la suprématie de l'Esprit sur la matière, séduisante
ou brutale, vision qui anima tous nos illuminés qui, du plomb
vil tentaient de le transmuter en Or philosophal. Et la
LEGENDE DE RAYMOND LULLE qu'il entreprit au début
du siècle, sur laquelle il revint pendant plus de quarante ans
et qu'il paracheva quelques années avant sa mort, peut être
considérée comme son testament spirituel.
Jean Ryeul demeurera bien, par-delà des célébrités tapageuses à la mode, la vivante incarnation d'un indomptable
Chevalier du Christ.
Georges VERTUT
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PREFACE par G.-B. DE SURANY

RAYMOND LULLE ALCHIMISTE (1232-1315) ---------


A vie de Raymond Lulle peut, sans exagération, être qualifiée d'extraordinaire ; son oeuvre écrite est d'une abondance étonnante. Des centaines d'auteurs se sont penchés sur la vie et sur l'oeuvre et il existe bien un millier d'études,
d'essais, de biographies ou de bibliographies, les premiers datant
du XIIIe siècle, les derniers de 1963.
Nous savons qu'il est né à Palma, capitale de Majorque, mais la date de sa naissance serait, selon Pascual, 1232, selon
Perroquet 1240 ou 1242, selon d'autres 1234, 1235, 1239. Issu
d'une famille de la noblesse catalane, disposant d'une fortune
considérable, il aurait mené jusqu'en 1265 une vie oisive et
dissolue à la cour du roi Jacques Ier d'Aragon.
A la suite d'une crise de mysticisme où il eut la vision de Jésus crucifié, il décida de consacrer son existence à la propagation
de la foi catholique, se mit à l'étude du latin et de l'arabe,
des sciences et de la théologie, et fonda en 1280 un centre
d'études orientales à Miramar.
C'est en 1282 qu'il commença à voyager ; nous le trouvons tour à tour en Europe, en Afrique du Nord, en Asie Mineure,
faisant des séjours à Barcelone et à Montpellier, en Tunisie et
à Chypre, à Paris et à Lyon, en Arménie et en Palestine, à Rome
et à Gênes, à Vienne et à Avignon, en Angleterre et en Ecosse,
puis, après un dernier séjour dramatique à Bougie, retournant
à son île natale, mourant des blessures reçues, en 1315, de la
foule hostile de musulmans tunisiens qui l'avait lapidé.

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10 LA LEGENDE DE RAYMOND LULLE
Selon les uns il serait mort sur le navire avant d'avoir regagné Majorque, selon d'autres il s'éteignit à Palma en 1316.
Ses restes reposent dans la cathédrale de cette ville. Exhumés
lors de son procès de béatification en 1911 pour être examinés
médicalement, on y trouva trace de nombreuses fractures.
Aussi mouvementée et même aventureuse qu'ait été sa vie, c'est surtout son oeuvre qui nous intéresse, et c'est là que nous
nous trouvons devant une énigme. En effet, la plupart des
bibliographies qui lui ont été consacrées au cours des XIXe et
XXe siècles ne parlent pas de ses écrits concernant la chimie
et l'alchimie. Si elles les mentionnent, c'est pour prétendre qu'il
s'agit d'ouvrages apocryphes, dus à la plume de « disciples ».
Prenons, par exemple, le dernier inventaire des écrits de
Raymond Lulle, établi en 1959 par les éditeurs des « Opera
Omnia Latina ». Nous y trouvons 280 titres d'une diversité étonnante
(Traité d'astronomie, Logique nouvelle, L'art de naviguer,
Des degrés de la conscience, Métaphysique nouvelle, De quadrature
du cercle, Nouveau livre de physique, L'art juridique,
De la géométrie nouvelle, etc., etc.) mais rien qui, de près ou
de loin, ait trait à la chimie.
Pourtant les bibliographies de Mgr Jouin et Descreux et de Caillet, le dictionnaire de l'Abbé Migne, la Bibliotheca chemica
de Ferguson ; les catalogues de la Bibliothèque Nationale, du
château de Ste-Ylie, de l'Abbé Sépher, de Stanislas de Guaïta
et d'Ouvaroff signalent non seulement des ouvrages sur « La
logique, la rhétorique, la physique, la médecine, la métaphysique,
la théologie, l'éthique, la jurisprudence », mais aussi de
nombreux écrits et traités de chimie et d'alchimie parmi lesquels
son « Testament » et son « Codicille », très importants.
Langlet Dufresnoy cite dans l'« Histoire de la Philosophie Hermétique » (1742) une longue liste d'écrits alchimiques de
Lulle. Jôcher et Rothermund énumèrent des ouvrages sur la
chimie dans « Allgemeines Gelehrten - Lexicon » (1813). Dans
le n° de juin 1896 du « Journal des Savants », Léopold Delisle
étudie les testaments d'Arnaud de Villeneuve et de Raymond
Lulle.
Wadding affirme que le « Docteur illuminé » a rédigé au moins 400 ouvrages. Si l'on en déduit les 280 cités en « Opera
Omnia Latina », il y en aurait donc 180 traitant de chimie et
d'alchimie. Cent quatre-vingts ouvrages apocryphes ? Près de
deux cents ouvrages écrits par des « disciples » ? Et pourquoi
Lulle, philosophe, physicien, juriste, astronome, métaphysicien,
mathématicien -- et j'en passe -- n'aurait-il pas été intéressé
par l'alchimie ? D'autant plus qu'il était contemporain d'Arnaud
de Villeneuve qu'il avait rencontré et avec lequel il avait entretenu
des relations à Montpellier, à Paris et à Naples ?
Jean-Etienne Delécluze, à qui nous devons « La vie nouvelle de Dante Alighieri », nous dit à ce sujet dans une monographie
de Raymond Lulle :
« ... 1263 fut marqué par un événement très important dans
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LA LEGENDE DE RAYMOND LULLE 11
la vie scientifique de Raymond Lulle... En lisant les auteurs
arabes... il avait nécessairement acquis des connaissances théoriques
en matière de chimie et dans l'art de la transmutation
des métaux ; mais il n'était pas encore artiste, lorsqu'en se trouvant
avec Arnaud de Villeneuve à Naples, il prit goût à cette
science, se lia d'amitié avec le savant chimiste, reçut de lui
des conseils, et même le secret de l'art de faire de l'or.
Lulle lui-même fait état de ses relations avec Arnaud de Villeneuve dans son « Codicille » et dans son livre des « Expériences
», dont un chapitre porte en tête les mots « Expérience
treizième d'Arnaud de Villeneuve qu'il me fit connaître à
Naples » ; et ce chapitre traite des opérations chimiques par
lesquelles on obtient la pierre philosophale.
Même si l'on admet la théorie selon laquelle ce seraient les disciples de Lulle qui auraient écrit ces ouvrages et notamment
le « Testament » et le « Codicille », ces disciples n'auraient pu
être instruits et informés que par leur Maître, donc par Lulle
lui-même, sans quoi ils n'auraient pas été ses disciples. Ceci
implique naturellement des connaissances approfondies en la
matière.
Il y a une nette volonté, chez la majorité des auteurs qui se sont occupés de Raymond Lulle, de passer sous silence son
activité dans le domaine de la chimie et, lorsqu'ils en parlent,
d'affirmer que ses écrits, lorsqu'ils y ont trait, sont apocryphes.
Comme la plupart des auteurs, l'espagnol Juan Seguy, dans sa
biographie de « Ramon Lulle de Mallorca », conteste la réalité
du voyage de ce dernier en Angleterre et s'efforce d'accréditer
la version selon laquelle il ne se serait jamais occupé de chimie.
Pourtant, plusieurs bibliographes font état de lettres adressées par Lulle au roi Edouard II d'Angleterre, et Jean Cremer,
abbé de Westminster (qui s'intéressait également à la chimie)
raconte dans son testament (Museum Hermeticum à Francfort)
comment il avait introduit « cet homme unique en présence du
roi Edouard, qui le reçut d'une manière aussi honorable que
polie ».
En effet, Lulle, lorsqu'il assistait à Vienne au Concile que Clément V avait convoqué en 1311 dans cette ville du Dauphiné,
reçut une lettre du roi d'Angleterre, l'invitant à sa cour. Pensant
qu'Edouard II désirait organiser avec son concours une nouvelle
croisade contre les infidèles, Lulle n'hésita pas, malgré ses
soixante-dix ans, à se rendre en Angleterre. On le comprendra
d'autant mieux si l'on tient compte de son idée fixe visant la
conquête de la Terre Sainte et la conversion des musulmans :
n'était-il pas l'auteur d'une « Pétition pour la conversion des
infidèles et la récupération de la Terre Sainte » ?
L'archéologue anglais William Canden affirme dans ses « Antiquités ecclésiastiques » que Lulle a fabriqué de l'or en
Angleterre et que « les pièces d'or nominées Nobles à la Rose et
fabriquées au temps d'Edouard II sont le produit des opérations
chimiques que Lulle fit dans la Tour de Londres ». L'abbé
Grenier, de son côté, confirme ce fait.

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12 LA LEGENDE DE RAYMOND LULLE
Alors, la correspondance entre Lulle et le roi Edouard, le testament de Cremer, les récits de Canden comme les écrits de
Lulle traitant de chimie seraient-ils tous des faux ou des apocryphes
? Il nous semble que c'est aller trop loin que de nier
en bloc l'authenticité d'une masse de documents aussi importants.
Pourquoi cet acharnement à dénier à Lulle toute connaissance de la chimie ? Pourquoi cette volonté de passer sous
silence toute une partie de son oeuvre ou, quand on en parle,
de l'attribuer à autrui ? Voici une explication qui paraît logique :
Quatre grands chimistes des XIIe et XIIIe siècles appartenaient aux ordres religieux. Il s'agit de saint Thomas d'Aquin,
d'Albert Le Grand, évêque de Ratisbonne, du moine anglais
Roger Bacon et du moine Alain de Clairvaux, qui fut plus tard
évêque d'Auxerre. Tous furent en outre des adeptes en l'Art
alchimique et personne n'a jamais nié ces faits.
Par contre, Arnaud de Villeneuve, quoique chimiste éminent et alchimiste réputé, n'avait rien d'un religieux mais s'était au
contraire souvent écarté des principes catholiques, ce qui lui
valut sinon les foudres, du moins la censure de l'Eglise. Et c'est
lui qui initia Lulle à la chimie... Si celui-ci avait eu pour maître
l'un des quatre philosophes religieux, l'Eglise aurait sans doute
admis qu'un de ses martyrs béatifiés ait pu avoir été en même
temps chrétien fidèle et chimiste.
Essayons maintenant de répondre à la question : Raymond Lulle a-t-il fabriqué de l'or ? Quels arguments peut-on évoquer,
quels témoignages militent-ils en faveur de cette hypothèse ?
Nous avons les affirmations de Jean Cremer et de William
Canden, citées plus haut. Jean-Etienne Delécluze, parlant du
séjour de Lulle à Londres en se basant sur l'« Histoire de la
Philosophie Hermétique », raconte :
« Jean Cremer donna d'abord une cellule à Raymond, dans le cloître de l'abbaye de Westminster, d'où, dit-on, il ne se
retira pas en hôte ingrat, car longtemps après sa mort, en
faisant des réparations à la cellule qu'il avait habitée, l'architecte
chargé de ce travail y trouva beaucoup de poudre d'or,
dont il tira un grand profit. »
Rappelons maintenant un fait historique dont l'authenticité ne peut être mise en doute. Le 13 mars 1275 un administrateur
des biens de Lulle fut nommé, sur les instances de sa femme.
A partir de cette date il ne put donc ni en disposer ni en jouir.
Nous savons aussi que l'oeuvre écrite de Lulle, dont nous
connaissons l'importance, a débuté en 1275, ce qui signifie qu'en
quarante ans il a écrit quatre cents volumes au moins. Mais au
cours de ces quarante ans, Lulle a effectué plus de quarante
voyages dont certains le conduisirent en Afrique et en Asie
Mineure, d'autres de Majorque à Gênes, de Montpellier à Paris
de Naples à Barcelone, ou de Vienne à Majorque en passant par
Montpellier ; tout cela sans compter celui de Londres.
Il va sans dire que, voyageant énormément, écrivant une
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LA LEGENDE DE RAYMOND LULLE 13
dizaine d'ouvrages par an et, en outre, étudiant sans cesse pour
augmenter ses connaissances, Lulle ne pouvait pas trouver le
temps de gagner sa vie. Toute proportion gardée, le coût des
voyages n'était pas moins élevé au XIIe siècle qu'il ne l'est de
nos jours car, pour parcourir par exemple les 800 kilomètres
qui séparent Montpellier de Paris, il fallait compter une semaine,
à condition encore de disposer d'un véhicule et de chevaux particuliers.
Cela implique une très grande dépense à laquelle s'ajoutaient
les frais de séjour dans les auberges des diverses étapes.
Mais traverser les Pyrénées pour se rendre d'Espagne en France,
traverser les Alpes pour aller à Gênes constituait à cette époque
un exploit aventureux, et souvent il était préférable d'emprunter
la voie maritime, encore plus coûteuse mais présentant moins
de fatigues et de dangers.
Puisque Lulle avait disposé de sa fortune en faveur de sa famille et qu'il ne jouissait d'aucun revenu, il lui a bien fallu
se procurer de quelque manière l'or nécessaire à ces dépenses.
On ne lui connaît aucune activité lucrative et, chose curieuse,
aucun de ses biographes n'a jamais évoqué les problèmes matériels
de sa vie sauf pour nous dire que ses biens étaient, pour
employer un terme de notre époque, sous séquestre. Mais alors,
de quoi vivait-il, avec quoi payait-il ses voyages fort onéreux ?
La réponse est facile : Raymond Lulle était bel et bien alchimiste et, instruit par Arnaud de Villeneuve, savait produire
l'or nécessaire à ses besoins*.

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* Voir aussi l'« Extrait de la Bibliographie alchimique de Raymond Lulle » paru dans la revue « Initiation et Science », n° 59, 1963
(Ed. « Omnium Littéraire »). Celte même maison d'édition fera
d'ailleurs paraître dans sa collection « Le Scaphandrier » des reproductions
en fac-similé de plusieurs ouvrages alchimiques de Raymond
Lulle.

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A I M E R
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AMBROSIA

Desolatione desolata est terra, quia nullus est qui recogites corde. La terre est désolée de désolation, car nul homme, à présent, ne pense par le coeur. JEREMIE.

L 'AN 1252, dans un palais de Palma, capitale de l'île Majorque,
reconquise récemment sur les sarrasins, de jeunes gentilshommes achèvent en beuveries une nuit de débauche. A l'une des fenêtres de la salle, Raymond Lulle, un
jeune homme de vingt ans, fils du Sénéchal de l'île, regarde
rêveusement l'aube éveiller la mer, tandis que ses compagnons
de plaisir s'étonnent de son silence.

UN SEIGNEUR.
Oui, Peire Cardenal, le troubadour de France, Vient d'aborder. Je n'irai certes pas l'entendre.
RAYMOND LULLE.
Lui seul sait chanter la souffrance.
UN SEIGNEUR.
Messeigneurs, admirez la nouvelle : Raymond, Le rimeur sans souci, l'amoureux sans second, Le courtisan de ris, de jeux et de plaisances Raymond Lulle, ô prodige, a parlé de souffrance !
UN AUTRE.
Il est ivre !... Buvons !
UN AUTRE.
On le dit fol de certaine et honnête dame.
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18 LA LEGENDE DE RAYMOND LULLE
PLUSIEURS VOIX.
Son nom ! Dis-nous son nom !... Ambrosia ! Ambrosia !
UN SEIGNEUR.
La jeune veuve ? Ambrosia de Castello ?
UN AUTRE.
La prude sans défaut ?
UN AUTRE.
L'autre dimanche, en pleine église, il fit scandale...
RAYMOND LULLE.
Sied-il à vous de me reprocher ma folie ?
UN SEIGNEUR, ironique.
L'aube hésitante et pâle Vient nous surprendre, au chevet du plaisir : Raymond Lulle, mon ami, que n'es-tu chez toi ? Que vont penser ta femme et ton fils, Le pauvret qui n'a pas deux mois, Et qui, par miracle déjà Porte une tonsure, au sommet du crâne ?
UN AUTRE.
Il sera prêtre ou cénobite, Pour expier ton inconduite.
UN AUTRE.
Parlons sans rire : Tu disais tout à l'heure aimer ce Cardenal, Ce triste troubadour, Cet original Qui dédaigne les vieux chants d'amour Raymond Lulle ne répond rien.
UN AUTRE.
Pour moi, j'en reste aux poètes de mon enfance : Ils s'en venaient de France,
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LA LEGENDE DE RAYMOND LULLE 19
Portant le Gai-Savoir dans les cours d'Aragon Et de Navarre et de Castille et de Léon ; Ils traversaient la montagne par Compostelle, Priant saint Jacques, au pied de ses autels. De bénir leur retour par Barcelone Et Montsalvat en Catalogne ; Ne songeant qu'à nous enchanter, Ils n'auraient pas rêvé de nous moraliser.
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LE LABORATOIRE L'ORGUEIL
Auri sacra fames. VIRGILE.

D EPUIS vingt ans, Raymond Lulle s'est enfermé dans
son laboratoire, pour extraire l'Or alchimique, grâce auquel composer une liqueur, un Elixir-de-Vie, capable de guérir Ambrosia. La fenêtre du laboratoire ouvre sur
la mer ; à gauche, oratoire ; à droite, livres, fourneaux, cornues,
athanor ou creuset d'alchimiste. Raymond Lulle, âgé de
quarante ans, porte une longue barbe noire ; figure ascétique ;
amples vêtements, troués de brûlures par les acides.

RAYMOND LULLE.
Victoire ! Encore un jour, et j'aurai terminé Le Grand-Oeuvre, j'aurai conquis l'auguste énigme Que de rares élus parvinrent à percer ; Je serai l'égal d'Hermès Trismégiste, D'Orphée et de Jason ; demain, oui demain, Je capterai la force au creux de mes cornues, Je boirai l'Elixir-de-Vie ; et quelques grains D'Or pur, évertuant les forces inconnues, Me rendront immortel. J'oserai reparaître aussitôt devant celle Que je n'ai vue qu'en souvenir, depuis vingt ans, Mais dont l'amour unique, inattaquable égide, M'a préservé contre la flamme et les acides.
S'approchant de l'athanor.
O chaos qui s'éclaire ! O monde qui éclôt ! Condensant leurs vapeurs au fond de l'athanor, Brûlent sans feu les grains irradiants de l'Or ; Je vais égaler Dieu : Tout me dépasse encore !...
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36 LA LEGENDE DE RAYMOND LULLE
Pourtant, j'ai résolu le problème fatal : Je sais qu'un lourd réseau de lois prédestinées Etouffe l'univers, et que le mal Tient à jamais nos espérances enchaînées. Embrassant en pensée et le monde et ses fins, N'acceptant pas de n'être ici-bas qu'une épave Prise dans la marée dissolvante, innombrable, L'homme, seul, s'oppose aux décrets du destin ; Mais la mort, sans répit, plonge ses bras d'airain Dans l'éternel remous des âmes et des mondes, Dont l'agonie, toujours différée, cherche en vain Ce qui survivra d'eux, à l'aube du pardon.
Se tournant vers la lumière.
C'est le printemps ; un enfant joue sous ma fenêtre, A regarder le vol butinant d'une abeille ; Et l'insecte, à son tour, avant de disparaître, Fait vibrer, en passant, un rayon de soleil. O durable nature, ô mère qui survit A ses fils, nous diras-tu pourquoi, jusqu'ici, Nul n'a vu tes printemps oublier de renaître ? Entre un bel adolescent. Il s'arrête au milieu du laboratoire, regardant le savant avec une douleur respectueuse.
Domingo ? Toi ?
DOMINGO.
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LE LABORATOIRE LE PHENIX RENAIT
Labora, ora, et invenies. Mutus LIBER.

IX ans ont passé. Raymond Lulle, usé par le travail, a l'apparence d'un vieillard ; mais la précision des gestes et la grâce persistante des attitudes marquent l'âge du savant, lequel vient d'atteindre la cinquantaine. Il est debout
dans son laboratoire, devant l'athanor où des vapeurs rougeoyantes
montent.

RAYMOND LULLE.
Dix ans sont révolus, depuis le jour tragique ; Et -- sans magie -- l'Or alchimique est reconquis ; Mais je ne ressens plus d'effroi, comme jadis, A l'approche du grand mystère magnétique.
Entre Domingo.
Que viens-tu faire ici ?
DOMINGO, très ému.
Je ne tenterai plus de vous barrer la route ; J'ai vécu, durant ces dix ans ; je mets hors de doute Les conquêtes de Notre esprit !... Mais tout à l'heure... Je fus entraîné vers votre demeure... D'abord, j'ai résisté... Puis, j'ai dit : A Dieu va ! Et me suis vu porté jusqu'ici par mes pas.
RAYMOND LULLE.
Je comprends : Il t'a plu De venir me troubler, à la minute aiguë
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46 LA LEGENDE DE RAYMOND LULLE
Où mon labeur atteint son accomplissement. Tu choisis bien ton heure.
DOMINGO.
Je vous l'ai dit, père, ce n'est pas moi...
RAYMOND LULLE.
Tu viens encor m'apporter la douleur...
DOMINGO.
La douleur est sacrée : elle mène à la foi.
RAYMOND LULLE.
J'ai la foi du savant, je laisse l'autre au prêtre.
DOMINGO.
Pourquoi séparer Dieu de la réalité ? C'est vouloir hors de Lui trouver la vérité.
RAYMOND LULLE.
Vérité selon Dieu passe humaine sagesse.
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L'ELIXIR DE VIE
Et eritis sicut Dei. GENESE.

L A chambre d'Ambrosia, où rien n'a changé, depuis la
visite de Raymond Lulle, trente ans auparavant. Ambrosia est agenouillée dans son oratoire, attenant à la chambre.

AMBROSIA.
Prions ! Son souvenir déborde ma pensée. Ce soir serein et sûr ressemble à tous les soirs ; Pourtant une présence amère s'est glissée Entre le monde et moi : je n'ai pas su la voir. Suivant l'aile invisible d'un souffle qui passe, Elle apporte l'air du large, en ma chambre étroite : L'ombre, sourdement troublée, tressaille et miroite, Lourd velours noir, bougeant sous l'argent d'une gaze. J'entends là-bas la mer mourir le long des grèves : On croirait qu'une foule étrange se soulève, Prie et supplie et pleure ; -- et c'est un rêve. Un rêve aussi, peut-être, le frisson Qui m'a glacé le front ?... Réalité : les enfants crient, battant sa porte ! Le malheureux, depuis qu'on le croit sans raison, Est l'objet résigné de la risée du monde... Il voulut me guérir : il a tenu parole !
CHOEUR DES ENFANTS, lointain.
C'est le fou Qui sort : Ramassons des cailloux ; S'il nous jette Des sorts, Jetons-lui de la terre !
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58 LA LEGENDE DE RAYMOND LULLE
Il a pris, Jeudi, Un cheveu de Satan ; Vendredi L'a mis Dans le pain d'ses parents ; Et son père, Du coup En est devenu fou ; Et sa mère Du coup, A fait com'son époux ; Sa servante Confiante, En coupant au tranchet Ce pain bis Maudit, S'est fendu le poignet ; Son bon chien, Soudain, L'a mordu, sans un cri ; Et sa chatte
...

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P R I E R
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MONTSALVAT LA MONTEE


Prier, c'est d'un élan mystique, vivre dès ici-bas dans l'extase de Dieu. J. R.

R AYMOND LULLE, du jour où Ambrosia lui eut refusé
de boire l'Elixir, a renoncé au Monde, et pris l'habit du tiers-ordre franciscain. Parti en pèlerinage au Mont- serrat pyrénéen (le légendaire Monsalvat des chevaliers du
Graal), il monte la vallée du Llobregat.

RAYMOND LULLE.
Le val, qui se recueille et fraîchit sous mon ombre, Couve un mystère creux, parcouru D'un roulement répercuté d'eaux continues. Comme elles, ô mon Dieu, roulez-moi sur le monde, Que je sois le torrent où gronde Votre voix. En moi-même, hors de moi, tout est passage et fuite : Mon savoir se dérobe... et je n'ai pas la foi ! La moindre aspérité fait que mon pas hésite, Butant dans son inquiétude ; A ma rencontre, le Llobregat se précipite, Pensant m'emporter avec lui ; Voyez comme je lutte, Préservez-moi des attirances interdites ! Car si j'ai pu, ce soir, atteindre les confins Des pentes dévalant de Votre monastère, C'est votre aide qui l'a permis ; et je m'apprête A demander asile au Montserrat, demain... Toujours la vision, toujours l'ancien appel : « Raymond, il faut aimer ! Raymond ! il faut me suivre ! Je ne peux plus vivre Immortel ! Là-haut, je sais trouver Raymond de Peñafort,
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68 LA LEGENDE DE RAYMOND LULLE
Le saint moine dominicain : Il me dira par quels labeurs gagner la mort, Comme d'autres gagnent leur pain. Il se remet à marcher.
E lendemain, à l'aube, plus haut vers la montagne. Un paysan bêche son lopin de terre. Raymond Lulle aperçoit, découpée sur le ciel, la silhouette rose et crénelée d'un château fort.

RAYMOND LULLE.
Bon paysan, dis-moi quelle est la forteresse, Qui, là-haut, se dresse ?
LE PAYSAN.
Moine, d'où viens-tu, jusqu'à nous, sans guide ? Sont-ils morts de froid, perdus de fatigue, Tes saints compagnons, digne pèlerin ? Et-tu vraiment seul, toujours, par chemins ?
RAYMOND LULLE.
Est-on seul, quand on demande à parler à Dieu ?
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MONTSALVAT LA MISSION
Tam vita tua abscondite, tam praedicatio. Tant vaut ta vie intérieure, tant vaudra ton action. Saint BERNARD.

R AYMOND LULLE, le lendemain à l'aube, sur la terrasse
du monastère, distingue dans la brume une chevauchée céleste, d'où s'élèvent des voix musicales.
LES VOIX.
Regarde, un envol blanc couvre ton corps obscur ; Voici le Montsalvat, redevenu parvis, Qui s'offre à ton audace ; et tu vas le gravir Si tu sais dépasser les voies de la nature.
RAYMOND LULLE.
J'aperçois des blancheurs métalliques d'armures, Qui chevauchent vers la montagne du Saint-Graal ; Mais, c'est gonflé de brise, ainsi qu'une voiture, Le brouillard du matin qui s'éleva du val.
LES VOIX.
Ne doute plus : voici nos forces qui descendent Ravir l'âme, accablée par un monde implacable, L'âme dont le plus pur secrètement s'embrase Aux épiques lueurs de nos vives phalanges.
RAYMOND LULLE.
Seigneur ! protégez-moi ! J'entends rouler le flot d'une immense équipée Vers moi !
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74 LA LEGENDE DE RAYMOND LULLE
Je sens fondre l'éclair d'invisibles épées Sur moi, Et mon sang battre, en larges rythmes d'épopée !
LES VOIX.
Elève-toi vers nous, tes frères, Qui t'appelons à nos côtés : Nous ne demeurons plus sur terre, Et ceux qui nous suivront n'y reviendront jamais !
RAYMOND LULLE.
Vain appel, car pour toujours, j'ai fui les bas-fonds, Gagnant sans vertige Le dernier sommet, celui qui surplombe L'abîme.
LES VOIX.
Aussi te nommons-nous vassal de Parsifal, Mystique chevalier, sans cheval et sans armes : Tu portes d'azur, sur champ d'idéal ; Ton glaive est l'amour, la foi ton cheval.
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SOLITUDE LA RANDA

Etre sage, c'est posséder Dieu. SAINT AUGUSTIN.

P OUR obéir à Raymond de Peñafort, Raymond Lulle s'est
retiré sur la Randa, colline désolée, dominant Palma. Il s'y est bâti une cabane en pierres sèches. Journée torride de plein été, où tout semble prêt à prendre feu.

RAYMOND LULLE.
Me voilà seul, au seuil de mon intelligence. Mon souvenir, où dort l'oubli de ma souffrance, Est comme un cloître ténébreux, Où s'éteint le bruit vain des hommes douloureux : Le monde est au-delà des murs de mon silence... Sur la Randa brûlée, ainsi qu'une fournaise, Le soleil a séché l'herbe, fendu la pierre ; Les oiseaux égarés y meurent ou se taisent ; Rien d'autre n'est vivant, ici que la lumière : Elle palpite au ras du sol ; et m'inclinant Je vois, à travers son frisson Vaciller à l'occident Etincelant La ligne grave de l'horizon... Libre et serein, autour de moi, se tient l'espace : Aucun souffle vivant n'y marque son sillage. Désormais, je suis seul avec ma certitude ; Tout mon courage m'appartient ; Je n'ai plus besoin de soutien... Mais alors, à quoi bon quitter ma solitude ? Je la retrouverais dans les murs de Palma : Nul foyer ne saurait m'accueillir à sa table ; L'homme ignore la misère de son semblable ;
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80 LA LEGENDE DE RAYMOND LULLE
Il n'aime pas l'amour ; l'amour ne l'aime pas ; Le monde est un désert peuplé de multitudes.
RAYMOND LULLE, criant.
Par Jésus crucifié, va-t'en ! Va-t'en ! Va-t'en !
SATAN, ironique.
« Le monde est au-delà des murs de ton silence... »
RAYMOND LULLE, se signant.
Par ce signe retourne au gouffre d'où tu viens !
SATAN, ironique.
« Tout ton courage t'appartient... »
RAYMOND LULLE.
O Dieu Tout-Puissant ! O Dieu Très-Haut ! Les vents qui désolent ce plateau, Lacérant mes paroles, Ne Vous portent donc point des lambeaux de sanglots ?
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SOLITUDE PALMA
Est-on seul, avec Dieu ? Raymond LULLE.

P RECHANT dans le monastère dominicain de Palma,
devant Domingo et ses moines, Raymond Lulle, avant le départ de ceux-ci pour la Croisade, les exhorte longuement.
RAYMOND LULLE.
Dominicains, chiens du Seigneur Dressés pour ramener au céleste Pasteur La brebis qui s'égare, Moines déserts, fervents et purs, Durant vingt mois studieux, j'ai vécu dans vos murs ; Et je vous dis : Nous voici prêts pour l'apostolat ; Oui, demain, nous communierons Dans la joie grave du départ, Quand la corde qui retient la nef au rivage Etant soudain lancée sur le pont, Le nouveau peuple des passagers se connaît et chante, A la cadence humide et puissante des rames Sur la mer murmurante... Quant à ceux d'entre vous qui restent à Palma, Sans doute autant que nous seront-ils du voyage Si bien que la Communauté Dominicaine S'étendra de Majorque à la côte Africaine. Votre dispersion se crée un corps nouveau, Spirituellement adapté à l'espace, Un corps subtil, dont vos marches parmi les Maures Sont le visible mouvement, Mais dont l'esprit invisible qui vous rassemble
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88 LA LEGENDE DE RAYMOND LULLE
Est fait de l'oraison demeurée au couvent. Sur un signe de Raymond Lulle, les moines sortent. Il reste seul avec Domingo.
J'aurais aimé prier longtemps Avec mon enfant ; Mais je dois partir Prêcher les Gentils. Et puis -- faut-il que je l'avoue ? -- J'étouffe de calme, en vos cellules ; Mon désir ombrageux s'ébroue Sous le harnais étroit des prières communes.
DOMINGO.
Voyageur inquiet, j'envie votre existence ; Car en la connaissant de plus près, j'ai compris Que ma sérénité se nommait ignorance ; Et je vous ai donné mes moines à conduire, Lorsque j'eus décidé leur retour vers la vie !
RAYMOND LULLE.
O dominicain reclus Au fond d'un cloître muet,
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LE DOCTEUR ILLUMINE LA VISION
Vita Sancti : Gesta Dei. Johannes REGULUS.

D ESESPERE, Raymond Lulle sort de la maison d'Ambrosia
de Castello. Pleine nuit. Rue solitaire. Le moine s'arrête en chemin, pour méditer, douloureusement.
RAYMOND LULLE.
Ambrosia vient de mourir, et je suis vivant ! Je sais l'Art défendu, Dont les secrets ouvrent les portes du néant : En les forçant, Mon amour me serait rendu.
LA VOIX D'AMBROSIA.
Ami retrouvé, Tes charmes les plus forts n'ont jamais évoqué Qu'une horde de réprouvés, Aux pas éperdus. Laisse-moi prendre mon essor : Pourquoi t'obstines-tu A me chercher, moi vivante, parmi les morts ? Apparaît un Ange, suivi d'une Ame lumineuse et craintive. Le moine se prosterne devant l'apparition.
RAYMOND LULLE.
Ce n'est pas moi qui l'ai reprise : Son Ange est là qui me la rend, Tremblante encore d'agonie,
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98 LA LEGENDE DE RAYMOND LULLE
Mais secrètement éblouie, Radieuse autant qu'émouvante, Tel un tremble qui s'illumine De son propre frémissement.

PREMIERE VISION MONDE DE LA MATIERE Tourbillon infernal : Vertige des Forces DEVENIR Vision des Naissances : Pluie d'Ames lumineuses
L'Ame d'AMBROSIA.
Comment vais-je pouvoir échapper à la Terre ? Des millions de bras m'enchaînent et me traînent : O vivants, laissez-moi franchir vos barrières ; Je le sens, je ne puis retourner en arrière ; Cessez d'opposer vos cercles Cruellement fraternels A ma survie qui s'élève ! Voyez, je renais, Vous ne m'aurez point ; Vous qui me suivez N'allez pas plus loin ;
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LE DOCTEUR ILLUMINE LA FOI
Et ella non ridea. DANTE.

D ANS la rue, où la vision l'avait surpris, Raymond Lulle
se retrouve seul. Nuit complète... Soudain apparaît, descendant vers lui, l'Ange d'Ambrosia, éblouissant.
RAYMOND LULLE.
N'est-ce point l'Ange qui vers moi s'avance ? Il est vêtu de blanc, comme un prunier en fleurs ; Et le moindre de ses mouvements Comble mes sens, au point qu'ils chavirent ! Pourrai-je discerner si j'entends des couleurs, Ou vois de la musique ? Splendide et fort et pur, ainsi qu'un Patriarche, On dirait un pilier de lumière qui marche ! L'Ange tire d'une viole un son prolongé.
Lucide messager, mystérieux trouvère, Arrête, car je suis encor tout noyé d'ombres ; Suspends l'essor mélodique de ton archet, Ou mon coeur étreint va se rompre !... Maintenant, par pitié, tourne les yeux vers moi : Je veux te contempler, pour me connaître en toi. Mais que vois-je ? Le visage éternel est-il vraiment si grave ? Ange soucieux, serait-ce à dire Que la vérité divine, Quand elle aborde nos parages, Devient, aussitôt, infiniment triste ? Parle, je te l'ordonne, au nom d'Ambrosia. Raymond Lulle se prosterne à ses pieds.
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106 LA LEGENDE DE RAYMOND LULLE
L'ANGE, le relevant.
Heureux es-tu : l'Amour peuple ta solitude ; Et tu sais quel Amour, sur Terre, est une lutte, Avant de l'exalter jusqu'aux Béatitudes.
O Bienheureux, ta face a rencontré la Face ; Le Tout-Puissant t'a fait pressentir ta puissance ; Tu as, comme Jacob, dû lutter avec l'Ange.
Mais l'Eternel comblant Sa propre plénitude, Son mystère se tient hors de ta certitude ; Et ton repos en Lui n'est qu'une inquiétude.
Penses-tu Le saisir ? Il t'échappe soudain. Renonces-tu à Le rejoindre ? II te revient. Car Le chercher toujours, c'est Le trouver sans fin.
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A G I R
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LE PELERIN DU MONDE L'APOTRE
Tantum homo habet de scientia, quantum operatur. Le savoir se mesure à l'activité. François D'Assise.

R AYMOND LULLE, qui était parti de Palma avec les missionnaires
dominicains, a pu aborder en Afrique. Mais le Caïd Alfakinn, vient de le faire arrêter à Bône. Le moine est assis dans sa prison.

RAYMOND LULLE.
Je prêcherai la Parole : ils m'ont emprisonné. Agneau d'Amour, Agneau blessé, Vous n'avez point béni les sanglantes Croisades Du saint roi Louis : Armés du glaive pacifique de l'esprit, Vous nous avez jetés, hasardeuse ambassade, Parmi les Gentils. Ils ont beau repousser, sans vouloir y goûter, La coupe où resplendit le Vin spirituel : Ils succombent tous aux joies de Votre Ivresse, Car Vous haïr, c'est pouvoir, un jour, Vous aimer. Entre le Caïd Alfakinn : front petit, nez mince et droit, mais mâchoires serrées ; corps élancé, mains nerveuses, mais large poitrine. Il est vêtu d'une cotte de mailles, tramée de fils d'or au col et aux poignets.
LE CAID.
Raymond Lulle, permet que je baise tes mains, Car tes actes et tes paroles sont d'un saint.
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110 LA LEGENDE DE RAYMOND LULLE
RAYMOND LULLE.
Ta feinte politesse est pire qu'un outrage ; Mais puisque tu es en peine d'hommages, Incline-toi devant le Seigneur Christ.
LE CAID.
Vois, je m'incline ; Et pourtant c'est un juif (qu'Allah maudisse)... Mais écoute : notre Sultan (qu'Allah bénisse) Apprenant qu'un chrétien, en secret débarqué, Prêchait dans les bazars, jusqu'au seuil des mosquées, Ne craignit pas de le convoquer à Tunis. Il te reçut dans son palais de mosaïques, De pierreries et de faïences, Sur son trône de cèdre, insigne de puissance, Et devant l'assemblée de ses trente-deux Sages, Image De ces trente-deux Voies de la Sagesse antique, Les vingt-deux lettres hébraïques, Les dix nombres de Pythagore. Alors,
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LE PELERIN DU MONDE AU PIED D'ASSISE
Saint François, voudras-tu de moi ?
R AYMOND LULLE, chassé d'Afrique par le Caïd Alfakinn,
a gagné l'Italie. Il est en prière, avec le moine et poète Jacopone de Todi, là où mourut saint François, dans la Portioncule : quelques pauvres cabanes élevées autour de
la chapelle reconstruite par le saint, sur la plaine riante qui
baigne les pieds de Pérouse, et plus près les plaines verdoyantes
d'Assise.
Les deux franciscains méditent dans le jardinet du couvent où s'épanouit le rosier, dont les épines ont disparues, depuis
que le poverello s'y roula par pénitence, laissant à jamais sur
les feuilles de l'arbuste, témoin de sa mortification, des taches
de sang.

FRA JACOPONE.
O Frère, nous voici réunis tous les deux Dans le jardin miraculeux, Depuis une heure à peine ; Et déjà nous sentons nos deux âmes lointaines Palpiter entre nous, inquiètes de s'unir Dans le souvenir du Pauvre d'Assise.
RAYMOND LULLE.
J'ignore encor ton nom, moine ; mais il suffit Que je t'aie reconnu prêtre de mon Eglise, Pour attendre de toi le même réconfort Que nous espérons tous, d'un frère en Jésus-Christ ; Alors suivant le rituel, si nos deux corps Peuvent se rapprocher dans un commun baiser, C'est pour s'offrir l'un à l'autre la même paix.
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116 LA LEGENDE DE RAYMOND LULLE
FRA JACOPONE, avec tristesse.
Elle fut autrefois promise par Jésus La paix chrétienne : hélas ! nul ne la connaît plus.
RAYMOND LULLE.
Moine, dis-moi ton nom. Raymond Lulle est le mien.
FRA JACOPONE, rêveur.
Raymond Lulle... je me souviens... Jacques Benedetti... un ami disparu... A Bologne, lisait des livres interdits, Ta Clavicule, et tes ouvrages d'Alchimie... Mais tu m'as demandé mon nom ?... Je n'en ai plus.
UN PAYSAN, chante au loin.
De jour en jour obstinément, Renonçant au monde, Mon esprit dut se dévêtir De tout son savoir
Ah ! qu'il était loin le Docteur En Théologie ! Il se mit à prier sans art, Comme un paysan,
Et jamais ne fut plus heureux
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LA MONTEE VERS ASSISE

R AYMOND LULLE et Jacopone s'avancent sur la plaine
qui s'étend entre la Portioncule et la montagne, sur les derniers contreforts de laquelle repose Assise. Les deux moines exaltent, à tour de rôle, les merveilles qui charment à
la fois leurs regards et leur esprit.

FRA JACOPONE.
Regarde, ô Frère Lulle, Assise toute entière Sourit à la Lumière, Qui ruisselle, limpide et mouillée Par la première averse de l'automne, La ville s'abandonne, Aux flancs du Soubrasio, largement répandue. Avec ses maisons blondes, en pierres roses, D'un rose pâle, en pierres crues, Elle est belle, comme une vierge qui repose, Calme, chaste et nue... Et d'abord, les monts bleus où pria saint François, L'Ombrie latine, aux vals secrets, chers à nos Frères... Pesant sur la cité, la silhouette altière Et ruinée du castel tudesque... Puis Assise, avec l'appel de ses cloches, Tels les doigts suppliants d'une main en prière... Enfin, devant les murs et dominant la plaine, La basilique franciscaine, Sentinelle immobile, Dont les soubassements, aux arcades trapues, Semblent une patte griffue Plantée en avant de la ville.
RAYMOND LULLE.
Je t'aime déjà, ô montagne élue, Pour l'ardente rigueur de ton profil céleste, Pour tes pentes, voilées du gris des oliviers, Pour les pampres, qui parcourent tes flancs agrestes, Pour la plaine opulente et couchée à tes pieds, Modeste serviteur, Glèbe laborieuse, agréable au Seigneur.
FRA JACOPONE.
Voici les vendangeurs
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122 LA LEGENDE DE RAYMOND LULLE
Comblant les tonneaux, de grappes gonflées : Ne sens-tu pas l'odeur vineuse des cuvées ?
RAYMOND LULLE.
Oui, mon Frère, et voici, montant de la vallée, Les couples lents et blancs des boeufs, Aux cornes élancées, Oscillant pas à pas en traînant les chars bleus. Admire cette jeune fille -- lourde fleur Parmi tout ce feuillage -- élevant ses bras nus Vers cet homme grimpé dans les pampres touffus Qui courent en guirlandes, d'ormeaux en ormeaux : Ce geste est simple et facile, ce geste est beau ; Car la beauté, Frère Jacopone, N'est que la sainteté rayonnante des choses.
FRA JACOPONE.
Oh ! tu vas l'aimer, notre Assise ! Blonde corbeille de roses passées, Ses douces maisons spiritualisent La lumière, que le ciel leur a confiée.
RAYMOND LULLE.
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A LA CLARTE DES FRESQUES

RAYMOND LULLE et Jacopone traversent la ville et gagnent la grande cour bordée d'arcades menant au monastère franciscain. Au fond, se dresse le sanctuaire, formé de deux nefs superposées : l'une basse, ouvrant sur la
cour ; l'autre supérieure, précédée d'une esplanade, qu'on
atteint par un large escalier oblique, et d'où l'on découvre le
val du Tibre.
Les deux franciscains surprennent Giotto, travaillant aux fresques dont il décore les murs et les voûtes du sanctuaire.

RAYMOND LULLE, à Giotto.
Toi qui fus ce jeune berger, Que rencontra le vieux peintre Cimabué, Errant au val d'Arno, Quand le fleuve à sec découvre son lit, O Giotto, Toi qu'il surprit, Fixant fidèlement sur le sable rose L'image paissante de tes brebis, Toi qui toujours as peint la splendeur nue des êtres, Les mouvements que font les hommes, sans connaître Le sens révélateur et profond de leurs gestes, Je viens pour admirer ton église et tes fresques.
GIOTTO.
Ce n'est pas mon église, ô moine : sois certain Que je ne l'aurais pas conçue, sans l'assistance Invisible de votre saint ; J'eus pour seul plan celui de sa vie monastique : La Pauvreté, la Chasteté, l'Obéissance, Voilà les trois vertus de l'Ordre franciscain, Les trois parties de votre basilique.
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132 LA LEGENDE DE RAYMOND LULLE
FRA. JACOPONE, accueillant un groupe de pèlerins.
Pèlerins, nous voici dans la cour de l'église, Où vient nous accueillir Le pauvre d'Assise. Au nom de notre Pauvreté, Déposez, dès le seuil, tout bagage inutile ; Sous les arcs réguliers de ce cloître immobile (Grave procession qu'on dirait arrêtée Pour recevoir la bénédiction divine), Attachez, à l'abri du soleil ou des pluies, Entre ses frères, le nez au mur, Votre petit âne au pied sûr. C'est lui, qui vous ayant porté jusqu'en Ombrie, Sans trop d'encombre ni de fatigue, Berçant, à chaque pas, son bât en équilibre, Saura vous ramener patiemment au pays. Suspendez maintenant vos bons manteaux rustiques Aux piliers du cloître ; et, l'âme limpide, Le coeur plein d'amour, et les deux mains vides, Pénétrez, aux accents pénitents des cantiques, Sous la sombre splendeur de notre basilique.
LES PELERINS, chantant.
Saint François, Voudras-tu de moi, Qui suis lourd
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LE PELERIN DU MONDE DERNIERE ALCHIMIE
Tous les aspects de l'argent sont les aspects du Fils de Dieu. Léon BLOY.

D ONNANT comme prétexte l'envoi d'une croisade en
Palestine, le roi d'Angleterre Edouard II vient de décider Raymond Lulle, de passage à Londres, à composer de l'Or alchimique, avec lequel on battrait monnaie pour couvrir
les frais de la sainte entreprise. Raymond Lulle est assis
dans une cellule de la Tour de Londres. aménagée en laboratoire,
sur l'ordre du roi. Entre ce dernier, jeune prince élégant
et efféminé. Il parle avec une fébrilité contrainte.

LE ROI.
Moine, je suis content de tes travaux... Pour toi, J'espère que tu n'as qu'à te louer du roi. Silence de Raymond Lulle.
N'ai-je point fait construire, au creux de cette tour, Un laboratoire... ouvert au grand jour ?
Même silence.
Et voilà qu'on m'apprend que mon cher Raymond Lulle A pensé s'enfuir !... T'aurions-nous déplu ?
RAYMOND LULLE.
Qu'a-t-on fait de l'or, que j'ai fondu ?
LE ROI.
Ton travail est à moi, depuis que je le paie.
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142 LA LEGENDE DE RAYMOND LULLE
RAYMOND LULLE, se dressant.
Ta promesse est à Dieu, comme toute promesse.
LE ROI.
De quel conte viens-tu me rabattre la tête ?
RAYMOND LULLE.
Cet or devait servir à prêcher les Gentils.
LE ROI, violent.
Mon père, en s'embarquant avec le roi Louis, Est allé pour Nous à Jérusalem !
RAYMOND LULLE.
Mensonge et blasphème ! Ce trésor, tu l'as dissipé en orgies !
LE Roi, violent.
Ai-je fait voeux de moinerie ? Suis-je ton compère ? M'as-tu vu, les yeux baissés, les mains dans les manches ? Raymond Lulle montre la meurtrière
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LE PELERIN DU MONDE AU PIED DE LA NEF
Paris n'est pas une ville, mais un monde. CHARLES-QUINT.

R AYMOND LULLE, évadé de la Tour de Londres, s'est
retrouvé sur une nef appareillant pour la France. Arrivé à Paris, il s'empresse d'aller entendre Duns Scott, l'ardent franciscain, en son école de la rue Fouarre,
près l'église Saint-Séverin. Les clercs, à la sortie du cours,
attendent Raymond Lulle, dont l'allure de patriarche les met
en joie.

LES CLERCS, chantant et dansant autour du vieillard.
Noël ! Accourez vite, vite, Gais écoliers, pour voir Mathusalem.
Noël ! Ses sandales sont faites Du bois sacré de l'Arche de Noé.
Noël ! Couvrez-lui bien la tête, Depuis le Déluge, il est enrhumé.
Noël ! Criez-lui dans l'oreille, Car c'est un pauvre et sourd et vieux perclus.
Noël ! Son regard s'est perdu Dans la forêt de ses sourcils ombreux.
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148 LA LEGENDE DE RAYMOND LULLE
Noël ! Et sa voix séculaire A dû sombrer dans sa barbe d'argent.
Noël ! Accourez, tous les clercs : Mathusalem, voyez, est bon enfant !
Duns Scott, jeune et beau moine aux yeux bleus, sort et disperse les clercs, pour s'approcher du vieux franciscain.
DUNS SCOTT.
Qui donc es-tu, moine vêtu, pareil à moi, De l'habit de cendre Du bon saint François ? J'ai remarqué ton zèle à m'entendre. Mes jeunes fous se sont gaussés de toi, Malgré ton âge respectable, En te voyant comme eux, en guise de table, Apporter ta botte de paille, ô vieillard, Pour t'asseoir devant moi, à la rue du Fouarre.
RAYMOND LULLE.
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LE PELERIN DU MONDE LA MER MURMURE
La mer unit deux solides, comme l'humanité unit la nature à Dieu. Raymond LULLE.

D E retour à Palma, Raymond Lulle a préparé une nouvelle
croisade. Malgré le mauvais renom de l'équipage, qu'on accusait sourdement de piraterie, le missionnaire s'est embarqué sur une nef en partance pour Carthage. De là, il
espère gagner, par terre, l'Egypte et Jérusalem. Il profite des
loisirs de la traversée, pour imaginer et construire des instruments
capables d'assurer la sécurité des navigateurs. On
aperçoit, devant la tente dressée à la poupe du navire et servant
de laboratoire au moine, l'astrolabe que son génie vient
d'inventer. Cependant, le patron du bord, Catalan aux allures
de pirate, arpente le pont. Il s'arrête devant le savant, qu'il
interpelle avec une brusquerie embarrassée.

LE PATRON DU BORD.
La terre est loin... la mer déserte... le ciel vide...
RAYMOND LULLE, à part.
Rude réalité, tu m'assailles, rapide, Comme la tempête.
S'adressant au pirate.
A parler clair, tu veux ma tête.
LE PATRON.
Tu nous as découvert, l'autre nuit, sous ta tente, Des instruments du diable (ton oeuvre, soi-disant), Grâce auxquels lever le point, sans erreur. Ecoute,
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154 LA LEGENDE DE RAYMOND LULLE
Et n'essaie pas de résister : ils sont à nous ! Mais on craint qu'arrivant à Carthage Tu n'ailles nous vanter à quelque personnage ; Et comme un froc de moine est un bon sauf-conduit Pour le Paradis, Tu vas t'y rendre, en enjambant le pont, Après m'avoir vidé tes soutes, jusqu'au fond ! Raymond Lulle regarde tranquillement le misérable, lequel hausse les épaules et rejoint les marins, qui déjà tirent des bordées, pour se rapprocher de la tente ; car le coup a été concerté par l'équipage. Le savant resté seul médite, devant ses instruments qu'il caresse de la main, comme des bêtes fidèles.
RAYMOND LULLE.
Machine froide enfant de mon expérience, J'avais ouvert tes bras pour fixer la mesure De l'espace, comptant sur ton exactitude Pour doubler la prudence Du pilote inquiet des écueils et des passes ; Et c'est moi qui te livre aux pirates, pour que, Si quelque voilier blanc pointe à l'horizon bleu,
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LE PELERIN DU MONDE LE SPHINX
Interroger le Sphinx, c'est s'interroger soi-même.

RAYMOND LULLE, sauvé par la mer murmurante, a échoué sur le rivage d'Egypte. S'étant remis en chemin vers la terre Sainte, il passe au pied du Sphinx.
RAYMOND LULLE.
Un voile aux plis de sable, enflés par le simoun, C'est l'immobile houle Des déserts de Libye. Aucun frisson de vie N'y passe ; Et la lumière s'y écrase, Comme sur un miroir de cuivre dépoli. Car rien ne rompt la monotonie implacable Des sables, Si ce n'est l'oasis obscure, aux palmiers verts Qui, trouant l'espace ébloui, Semble un campement d'ombre au milieu du désert. L'uniforme infini -- morne clarté diffuse D'un rayonnement terne et séculaire inonde Le profil anguleux des Pyramides blondes. Le grand Sphinx, accroupi sous sa face camuse, Se dresse, dépositaire surhumain De la sagesse et de la mort, Immobile devant le port Ensablé du destin.
LE SPHINX.
Bien avant le déluge, et bien avant les âges Redoutables de la colère et de l'épreuve,
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160 LA LEGENDE DE RAYMOND LULLE
Lorsque la Terre était encore fruste et neuve, Un Mage composa ma symbolique image. Il me représenta sous les traits de sa race, A la face bronzée, Dont les lèvres lippues s'éclairaient du sourire Enigmatique de l'avenir, Tandis que la clarté Tombant sur mon front bas et large, surmonté De la coiffe sacerdotale des initiés, Glissait, telle une huile sacrée, De mes narines écrasées. Je me dressais, face à la mer, Sur la proue granitique et rouge des falaises ; Mais les dieux ont voulu que les plis du désert Vinssent me recouvrir de leurs vagues épaisses, Redoutant que, pareil à la Sphinge de Grèce, Je ne fusse vaincu par un nouvel Oedipe.
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LE PELERIN DU MONDE PASSE AHASVERUS
C'est pour n'avoir pas voulu renoncer à nos lois qu'on nous a chassés de notre pays. Flavius JOSEPHE.

A YANT traversé l'Egypte, Raymond Lulle a gagné la
Palestine tantôt prêchant les musulmans, tantôt visitant ou fondant des centres chrétiens, relais mystiques jalonnant la route des Croisés entre la mer et Jérusalem.
Comme il prie sur le Golgotha, avec d'autres pèlerins, un
grand vieillard maigre, au type sémite, monte vers eux, fébrilement.
Sans l'avoir jamais vu, tous le reconnaissent : Ahasvérus
! Ahasvérus ! Et les mains de lancer des pierres. Le
juif errant s'arrête, interdit. Puis il s'écrie, s'adressant aux
chrétiens qui l'insultent.

AHASVERUS.
« Marche, m'a dit le Christ en montant le calvaire, Marche, sans t'arrêter nulle part sur la Terre ! Les siècles passeront ; mais toi, tu dois courir, Sans, nulle part, jamais, parvenir à mourir ! » Et j'entends une autre voix qui reprenait : « Le Sphinx d'Egypte, où dormit Jésus pourchassé, Et Babylone, où pleura ta captivité, J'en laisserai debout les débris mémorables ; Les peuples crouleront sous les cités croulantes, Pareils au feu mourant qu'éteint sa propre cendre ; Mais toi, cherchant en vain le lieu de ta souffrance, Tu croiras le trouver partout et nulle part ; De Sa rigueur, Iaveh ne sera point avare : Je t'éparpillerai, telle une cendre vaine, Loin du foyer désert ; et ta race hautaine Courbera son col roide sous l'adversité ;
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164 LA LEGENDE DE RAYMOND LULLE
Il ne restera rien de toi que mon gibet ; Mais tes enfants perpétueront ta destinée : Les monuments, témoins de ta race obstinée : Ce sera la lignée continue de tes fils. » La voix d'Iaveh se tut. Mais une autre reprit : « Un jour, tu penseras l'épreuve terminée : Après t'avoir parqué dans les ghettos maudits, Les rois te permettront de te mêler au monde ; Et le peuple de Dieu regarde vers Sion. Quittant le bonnet haut et la longue lévite, Avec l'O jaune et rond cousu sur la poitrine, Tu croiras effacé le signe de ta faute : Un supplice nouveau courbera tes épaules ; Car tes enfants, épars à travers l'univers, Se mêlant aux peuples divers, Parleront peu à peu des langues différentes ; Et si je rassemblais mon peuple, l'épouvante Disperserait bientôt ses membres vermoulus, Car les fils d'Abraham ne se comprendraient plus ! Ton âme restera fidèle à Israël..., Mais ton coeur, débordant dans l'exil sans appel,
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LE PELERIN DU MONDE DERNIERE VICTOIRE
Et consummata omni tentatione diabolus recessit ab illo. EVANGELIUM SECUNDUM LUCAM.

R AYMOND LULLE, de retour en Occident, entend parler
de la sagesse de Jean Tauler dominicain affilié à la secte des Rose-Croix. Il gagne alors Strasbourg, puis la montagne, où, dit-on, se cache la retraite de ce moine, espérant
recevoir de lui l'initiation suprême.

RAYMOND LULLE.
Là-bas, derrière-moi, spacieuse, l'Alsace, Tapis vert pâle, où passe un fil d'argent, le Rhin ; Devant mes yeux, écrasant l'espace, Le double mur, aux sapins bleus, d'un val vosgien. Val solitaire et clos, frais comme une cellule, Ouverture sur l'azur, Je te salue ; Car tu conduis au seuil Rosicrucien De Jean Tauler, l'ascète chrétien.
Plus haut vers la montagne.
Fraîcheur et pureté : j'écoute, autour de moi, L'eau faire un bruit furtif de feuilles froissées J'aperçois, par instant, brillant à travers bois, Le ruisseau clair, veine blanche de la vallée la voir Dans la clairière proche, on entend sans Une scierie, scandant de son chant martelé L'humide refrain De la roue qui la fait mouvoir Et j'aspire bientôt, portée par l'air du soir, La résineuse odeur des planches de sapin.
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168 LA LEGENDE DE RAYMOND LULLE
Un clerc joyeux passe, descendant le val. Il va de couvent en couvent, porteur d'un étui contenant un rouleau de parchemin, sur lequel chaque monastère inscrit, à la suite, les noms de ses défunts, pour en informer les autres communautés. Il chante en marchant.
LE CLERC.
Je porte le rouleau-des-morts : Toute une vie sur une ligne, Jour de naissance et jour de mort, C'est le plus facile à retenir, Nous n'avons pas de temps à perdre : Homme défunt, chose enterrée.
Frère portier, ouvrez-moi, vite ; Vite, vos morts, récitez-les, Leur nom, leur âge et tous leurs titres ; Vite, je les note, à la suite ; Car les morts sont bientôt passés : Comme c'est loin, deux pieds sous terre ! Raymond Lulle l'arrête au passage.
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LE PELERIN DU MONDE LA ROSE-CROIX
Viva, ut Vivas.

G AGNANT le faîte de la montagne, Raymond Lulle découvre
une mer de sapins, retraite sacrée des anciens druides, où s'épanouit le plus extraordinaire jardin qu'un solitaire ait jamais rencontré et imaginé.

RAYMOND LULLE.
Qui te déchiffrera, jardin de Jean Tauler, Rond comme le soleil et comme l'univers, Clairière mystique, Marquée au sceau du Christ Par deux allées en croix bordées de roses rouges ?... Du côté du levant, des pâquerettes blanches Symbolisent l'Amour céleste, au coeur rayonnant ; A l'Occident, s'étend un charme roux, Où sont couchés, de pas en pas, les blonds andains ; Car elle est fauchée. la moisson bénie ; Et si le Pain de Vie n'est pas encor pétri, C'est qu'on nous attend tous pour moudre le bon grain. Enfin, au centre du jardin, Erigeant sa cime empourprée Par l'extrême adieu du couchant, La flèche inerte d'un cyprès Brûle sans flamme, Vie secrète, illuminant Les hauteurs de l'âme !... Rêve de moine et de savant, Cercle portant, parti d'or et d'argent, Prairie parée, et moisson mûrie, enchâssées Dans l'anneau d'acier bleu des montagnes boisées, Je viens à toi, Rose-Croix végétale, Planète fleurie, posée sur le val !
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176 LA LEGENDE DE RAYMOND LULLE
Entrant au jardin.
Voici, bordant le champ de pâquerettes, Les figurines pensives des violettes, L'héliotrope obéissant, offrant son parfum, Et la primevère attentive A l'appel du printemps divin. Voici, bordant le champ de blé eucharistique, La fougère, et sa crosse pastorale, Le trèfle incarnat, le lis royal, Images de notre Roi, Jésus-Christ. Découvrant Jean Tauler sur un rocher.
Mais j'aperçois d'ici le Sage, Dont la présence honore au loin le val du Rhin : La blancheur lourde de son habit dominicain, Qu'illumine sa face idéale d'ascète, Scelle son immobilité parfaite A cette assise de grès rose et lumineux. Tout participe, autour de lui, de sa candeur Sa personne diffuse un nouvel élément, Le silence; Ravi jusqu'à la cime absolue de l'absence, Il semble être assis là, pour l'éternité.
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LA RENAISSANCE L'ACCOMPLISSEMENT
Ce que tu as t'appartient-il ? EPICTETE.

E TANT repassé par Jérusalem, Raymond Lulle apprend
qu'un prince asiatique, devenu chrétien, songe à s'unir aux Croisés contre le soudan d'Egypte. Comptant joindre ce prince pour le décider à conquérir au Christ
toute l'Asie, le moine quitte la Palestine, traverse la Perse,
le Tibet, gagne les pentes de l'Himalaya, où, parmi les
innombrables retraites des ascètes, il passe espérant capter
quelque secret. Un soir, dans la jungle qu'on eût dite infranchissable,
il remarque une caverne, où prie un homme.

RAYMOND LULLE.
Oserai-je troubler ta rêverie, mon Frère ? L'ascète répond, sans se lever.
L'ASCETE.
Les cris du désir, les voix du torrent, La parole humaine, et celle du vent N'ont su me combler que d'un appel vide. Comme eux, ta présence N'existe, pour moi, que si j'y consens.
RAYMOND LULLE.
De quel amour y consentirais-tu Toi qui t'es établi dans l'absolu ?
L'ASCETE.
J'en descends pourtant, sans regret,
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186 LA LEGENDE DE RAYMOND LULLE
Pour le Docteur Illuminé.
RAYMOND LULLE.
Quel voyageur perdu t'a révélé mon nom ?
L'ASCETE.
Peut-être une biche, Peut-être un démon, Peut-être la brise, Peut-être personne.
RAYMOND LULLE.
Moine ténébreux, de retraite et de parole, Ne peux-tu répondre, enfin, que par des énigmes ? J'arrive d'un pays tout jeune auprès du vôtre, Et dont l'aube lucide, éclairée par le Christ, Rayonne, balayée au souille de l'Esprit. Or, ici, je m'enfonce en un monde étouffant, Comblé de jungles surpeuplées de dieux abolis, Dont la présence, sourdement puissante, Envahit l'âme, d'un vide mouvant.
L'ASCETE.
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ET S'ENDORMIR EN DIEU
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LA DELIVRANCE
Pulcher hymnus Dei, homo immortalis. L'homme immortel est l'hymne harmonieux de Dieu. LACTANCE.

D E nouveau revenu en Afrique, Raymond Lulle, qui prêchait
sur la plage de Bougie, a été lapidé et laissé pour mort sous un amas de pierres. Ce dernier devenu lumineux, dès l'aube, a été aperçu, de la pleine mer, par un bâtiment
génois. Le patron du bord, Etienne Colomb, a pieusement
recueilli le martyr, qui repose sur le pont, veillé par l'équipage.
Raymond Lulle s'éveille et regarde autour de lui, étonné
et triste. Les marins aussitôt s'écrient avec allégresse.

L'EQUIPAGE.
Bénissez-nous, ô saint martyr !
RAYMOND LULLE.
Où suis-je ?... Ah ! je comprends : m'enlevant aux rives des Maures, Vous m'avez rendu la vie sauve... J'allais pouvoir enfin mourir : Votre secours est accouru me l'interdire.
ETIENNE COLOMB.
Saint homme, écoutez comment., par miracle, Nous vous avons trouvé gisant, puis reconnu. Nous louvoyions, le long des côtes musulmanes, Lorsqu'au lever du jour, Louis de Pastorga, Le pilote, aux regards incessamment tendus Sur l'horizon, dont l'aurore écartait les voiles, S'étonna de compter une nouvelle étoile.
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196 LA LEGENDE DE RAYMOND LULLE
LOUIS DE PASTORGA.
Oui, je crus tout d'abord au retour du Messie, Dans quelque Bethléem lointaine d'Arabie ; Car c'était vers le sud que l'astre était clos, Telle une fleur limpide.
ETIENNE COLOMB.
Nous convînmes alors de virer vers la côte, Et distinguions bientôt, sur le rivage humide Une petite pyramide, Soeur infime des géants d'Egypte, Pauvre tas de galets, Mais d'où semblaient surgir des vagues de clarté.
RAYMOND LULLE.
Ames simples, voici la simple vérité : Je prêchais sur la plage, et l'on m'a lapidé ; Et c'étaient les cailloux qu'on avait entassés Sur mon vieux corps brisé Qui, mouillés par la mer, sous le soleil brillaient.
Louis DE PASTORGA.
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LE RAVISSEMENT
La mort est le baiser de Dieu. ZOHAR.

D ELIVRE de la vie, Raymond Lulle est ravi au seuil
même du Paradis, où il avait dû jadis abandonner la vision d'Ambrosia montant au ciel. Il aperçoit, de nouveau, l'Ange.

RAYMOND LULLE.
Je tremble. Suis-je seul, aux portes des Splendeurs ?
L'ANGE.
Reçois, ô Bienheureux, l'unanime présence Des choses, dont ta venue éveille la rumeur, Jusqu'au seuil du Silence, aux colonnes d'argent. Paraît la Montagne du salut, qu'enveloppe le vol des Oiseaux divins.
L'ANGE.
Regarde, ô Raymond, voici, Pour la suprême fois, devant tes yeux « ravis », La Terre angoissée, Parmi le Toit du monde, et ses caresses tristes, Où fuit le torrent, sous le fouet des vents sinistres ; Mais par miracle, à ta gauche, écoute chanter L'enchantement fleuri des brises de l'Eden ;
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204 LA LEGENDE DE RAYMOND LULLE
Enfin, sous tes pieds, regarde éclater L'émeraude glacée des neiges éternelles.
Il entraîne avec lui le voyant.
Regarde encore : une Montagne immatérielle Gravit la sérénité sonore du ciel ! Sur ses flancs infinis, un torrent de lumière Roule vers tes glaciers, puis remonte ! Et l'absence, Qu'il creuse à son passage, incline à sa cadence Le moutonnement bleu des arbres bienheureux.
RAYMOND LULLE.
Quoi ! je retrouve ici les oiseaux et les fleurs, Ces joies innocentes de l'humanité.
L'ANGE.
C'est pour te plaire, qu'on les a ressuscités. Adore la sollicitude De la Providence pour la Créature : La vie terrestre fut un ensemble de signes, Qu'il t'a fallu traduire, au prix de ton salut ; A présent que tu viens prendre part à l'énigme Qui déjà ne t'angoisse plus,
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Collection " Alchimie et Alchimistes " Directeur-Fondateur Jean Lavritch ---------

N° 1. -- Le Mystère des Cathédrales, de FULCANELLI,
épuisé. N° 2 et 3. -- Les Demeures Philosophales, de FULCANELLI,
épuisé. N° 4. -- Atalanta Fugiens, de Michael MAIERUS.
N° 5. -- Viridarium Chymicum, de STOLCIUS, à paraître
en 1965. N° 6. -- Deux Traités Alchimiques du XIXe siècle, de
CYLIANI et CAMBRIEL, paru. N° 7. -- Rosarium Philosophorum (du XIIIe siècle), en
préparation. N° 8. -- Robert Fludd, Alchimiste et Rosicrucien, par
Serge HUTIN, en préparation. N° 9. -- La Légende de Raymond Lulle, de Jean RYEUL,
paru.






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Imprimerie LABALLERY et Cie, CLAMECY (Nièvre) Dépôt légal 2e trimestre 1965. -- N° d'Editeur : 115.
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